TEXTES CRITIQUES

Cher Horacio

 

Julio Le Parc - 2010

 

Notre ange gardien commun, moitié visionnaire, moitié magicienne, moitié ensorceleuse et encore moitié irradiante – Lélia Mordoch – m’a demandé de m’associer en écrivant quelque chose pour son prochain livre sur toi. Te rends-tu compte ? J’espère que tu comprendras que c’est pour moi mission quasi impossible.

Dis-moi si, en essayant de le faire, je devrais d’abord m’attaquer à ta trajectoire, à ta personnalité, à ton apparence physique, à ta sympathie, aux anecdotes communes, aux amitiés que nous avons partagées, à nos aventures artistiques parallèles, à nos origines dans un lointain pays de l’Amérique du sud, à tes rêves de jeunesse correspondant aux miens, à la constitution d’une œuvre par un travail continuel et obstiné, aux obstacles que tu as dû surmonter, à ton affrontement du milieu parisien hostile à notre arrivée, à ta constatation de l’ostracisme actuel de ce que l’on appelle « art financier », etc. etc.

Dois-je me mettre dans la peau d’un critique d’art et trouver des formules pour parler de tes œuvres actuelles regroupées sous le générique « couleur lumière » et dire en diagonale comme elles s’attaquent directement aux spectateurs en pénétrant dans leurs rétines ? Ou faire l’historien d’art et rappeler la véritable place que méritent tes boîtes à lumière des années soixante ?

 

Cher Horacio, je crois que tu comprendras… C’est vrai qu’il m’est arrivé, après beaucoup d’efforts, de produire quelques textes sur les thèmes concernant notre activité artistique… Mais écrire sur toi, c’est presque écrire sur moi.

1955. On s’est connus aux Beaux Arts de Buenos Aires lors des mouvements étudiants. Une relation paisible, naturelle, simple, avec ses points forts et ses développements tranquilles. 55 ans déjà.

Point fort que ce mouvement étudiant où nous avons occupé les trois écoles des Beaux Arts en chassant, dans un moment politique propice, ses directeurs anachroniques pour mettre à disponibilité le corps professoral académique. Oui, nous avons vécu, contesté et dormi dans le bureau du directeur pendant des semaines. Nous y avons réfléchi à notre condition d’étudiants, à l’enseignement artistique. Nous avons ouvert l’espace des écoles à de jeunes artistes, nous avons imaginé utopiquement quelque chose d’idéal. Bien sûr, tout cela n’était que de petites choses en rapport aux enjeux sociaux mais, pour nous, c’était très important, car nous le vivions intensément. Nous avons appris à être ensemble, à réfléchir ensemble, à planifier des choses ensemble, à vivre ensemble la détention au poste de police, à faire face, aussi, à des tricheurs… Tout ça en cherchant l’unité de notre mouvement d’étudiants et en mettant nos chevalets dans la rue en face du ministère. Ensemble nous avons continué nos analyses de jeunes artistes dans « La Piecita ». Votre « Piecita » à toi, à Sobrino, à Demarco, à Moyano… Là, presque collectivement, nous avons décidé d’aller à Paris pour y voir de nos propres yeux et, petits lilliputiens, nous confronter à ce qui nous semblait être la capitale internationale de l’art.

Autre point fort de notre connivence : le GRAV, construit en grande partie de cette expérience vécue de partage que nous avions fait traverser l’océan Atlantique, et que nous avons réussi à greffer dans ce milieu artistique parisien qui nous faisait si peur de loin. Et pourtant, en faisant à Paris en quelques jours le tour des musées, de l’école des Beaux Arts et des galeries, nous nous sommes construit un « chez nous » dans ce Paris artistique hostile et apathique de la fin des années cinquante.

 

GRAV (Garcia Rossi, Le Parc, Morellet, Sobrino, Stein, Yvaral) : jeunes artistes dialoguant, échangeant leurs points de vues, adoptant une attitude de recherche, mettant leurs expériences personnelles dans un fond commun, expérimentant un lien peu commun entre l’individualité par excellence de l’artiste et la projection dans un travail collectif.

Dans les limites ne nos propres paramètres, nous avions réussi : multiplicité de recherches, textes analytiques, manifestes, interventions dans des lieux publics, réalisations diverses, travail collectif, labyrinthes, salles de jeux, sorties dans la rue, etc. Et surtout, notre analyse du rôle de l’artiste dans la société contemporaine. Et ce, toujours avec une ligne, une suite, un fil conducteur, une logique qui nous a donné une existence conséquente comme Groupe depuis notre acte de fondation jusqu’à celui de notre dissolution. Horacio, c’est la quantité de toutes ces choses que nous avons faites ensemble qui soude notre relation.

Et après… et après… Mai 68… et après… et après… l’Espace Latino-Américain, enclave à Paris, autogéré par des artistes, qui a débouché, dans la mesure de nos moyens, à la diffusion de l’art latino-américain et à sa relation et son insertion dans le Paris artistique. Et après… et après…

 

Oui, Horacio, toi, tu aimais les sucreries. Et nous avons rigolé de tant de choses tout en travaillant dur, laissant de côté le triomphe facile. Seule la recherche était importante ! Car nous croyions à la recherche, au respect du spectateur et à tant d’autres choses pour que l’art ait un rôle social. Utopies… utopies… rêvons, il en restera toujours quelque chose.

 

Oui, Horacio, moi aussi, j’aime les sucreries. Et, comme toi, le bon côté de la vie. Comme toi, j’ai fait franchir moi aussi la petite voiture bricolée de ma vie la ligne des 80 ans. Et je te vois, avec tes mains fermes, au volant de la tienne. Et je te vois auscultant, à travers tes lunettes, encore d’autres lendemains.

 

Oui, Horacio, comme j’aurais voulu faire plaisir à notre chère Lélia et écrire un texte sur toi, te présentant sous différents angles, te mettant en perspective, réclamant pour toi la place que tu mérites dans cette histoire de l’art contemporain. Et ainsi, Horacio, te faire encore un signe d’amitié, contribuer à ta reconnaissance artistique, et te remercier de ce que j’ai reçu de ton amitié.

 

Je te souhaite un long chemin d’encore et de plus, Horacio cariños.

Julio Le Parc

Cachan, 5 septembre 2010

 

 

HORACIO GARCIA ROSSI - 2014